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Rencontre
Isabelle Gouttevin - (crédit Sebastien Raynal)
JEUDI 20 MARS 2025
Isabelle Gouttevin
Fonction Chercheuse au Centre d’études de la neige de Grenoble

"Connaître le manteau neigeux est crucial pour anticiper les débits de printemps et d'été"

Isabelle Gouttevin s’intéresse au lien entre fonte des glaciers et modification du régime hydrologique des cours d’eau. Selon elle, les visages divers et fortement contrastés, dans le futur, de l'hydrologie des montagnes doivent être mieux connus, dans l’objectif d’une meilleure adaptation des territoires. Ce sujet sera au cœur des échanges de la Journée mondiale de l’eau, le 22 mars, consacrée cette année à la préservation des glaciers.

Dans quel cadre s’inscrivent vos recherches en matière glaciaire ?

Isabelle Gouttevin : Avec pour objet les affluents de montagne du Rhône, dont on sait qu’ils se caractérisent par une grande diversité de régimes hydrologiques naturels, j’ai contribué à la Modélisation hydrologique distribuée du Rhône (MDR), pilotée par l’Irstea avec un soutien financier de l'agence de l'eau. Sur cette base, en collaboration avec l’Institut des géosciences de l’environnement, nous nous sommes livrés à un exercice de caractérisation de la réponse des glaciers au changement climatique en cours. Les Alpes étant soumises à de profonds bouleversements avec, outre le retrait glaciaire, des modifications de la limite pluie-neige et une avancée de la saison de fonte de la neige, il est intéressant d’analyser l’impact de tous ces changements sur l’hydrologie et les activités situées en aval. Pour mettre en exergue le rôle de la neige, nous avons étudié plus spécifiquement les hivers 2021-2022 et 2023-2024.

 

Quelles conclusions avez-vous mises en évidence ?

Isabelle Gouttevin La saison d’enneigement 2023-2024 a été très excédentaire à haute altitude dans les Alpes françaises. Sur plusieurs stations météorologiques de Météo-France, des records absolus de hauteur de neige ont été battus. A contrario, à plus basse altitude, c’est majoritairement un régime de pluie qui a amenuisé, voire anéanti, le manteau neigeux. Les hauteurs de neige moyennes à l’observatoire du Col de Porte, situé à 1 320 mètres en Chartreuse, sont ainsi parmi les plus faibles depuis 1960. Cette situation contraste fortement avec celle du printemps 2022, où une pluviométrie et un enneigement globalement déficitaires sur la plupart des massifs de montagnes ont été le prélude à une sécheresse estivale majeure.

 

Quels sont, dès lors, les liens entre la neige des montagnes et le débit des rivières ? Un hiver bien enneigé peut-il limiter la sécheresse estivale ?

Isabelle Gouttevin Les rivières de montagne sont caractérisées par des maxima annuels de débit survenant entre avril et juin, voire en juillet en présence de glaciers. Cet apport d’eau, différé dans le temps par rapport aux précipitations, permet de soutenir les débits au printemps et surtout en été, période critique pour les cultures et où les besoins en eau des activités humaines peuvent ne pas être satisfaits uniquement par la pluie. Au-delà de cette dynamique saisonnière, on observe parfois en cours d’hiver des épisodes de fonte marquée, souvent associés à un temps perturbé, du vent fort et des températures douces faisant remonter en altitude la limite pluie-neige. L’air chaud impacte le manteau neigeux, et sa fonte peut se cumuler avec une pluie importante pour venir gonfler le débit des rivières. Cela a été le cas le 14 novembre 2023, un épisode qui a provoqué d’impressionnantes crues sur l’Isère et l’Arve. Des analyses préliminaires montrent que la crue dévastatrice de juin 2024 à La Bérarde, dans le massif des Écrins, pourrait découler en partie des mêmes mécanismes. Pour anticiper les débits de printemps et d’été, comme pour la prévision des crues, la connaissance du manteau neigeux est donc cruciale.

 

Mais comment savoir combien de neige et d’eau sont exactement stockées dans les montagnes ?

Isabelle Gouttevin Il est difficile de répondre à cette question, car la quantité d’eau que libérera la neige au moment de sa fonte, son « équivalent en eau », est complexe à mesurer. La hauteur de neige est plus souvent calculée, mais elle est spatialement très variable et n’apporte qu’une information partielle. Pour connaître l’état de l’enneigement à la veille de la sécheresse de l’été 2022, nous avons mobilisé différents moyens d’investigation, qui ont révélé, dans tous les massifs alpins et pyrénéens, un manteau neigeux déficitaire dès le mois de février 2022, alors même que l’hiver avait bien commencé avec des enneigements précoces et abondants. Ensuite, ces accumulations ont rapidement décliné, avec une fin d’année 2021 très douce et une forte remontée de la limite pluie-neige à la fin du mois de décembre provoquant fonte et tassement de la neige jusqu’à 2 000 mètres. Là où, dans les Alpes du Nord et les Pyrénées, l’importance du stock de neige de début de saison a permis au manteau neigeux de résister une partie du printemps, l’enneigement tardif et peu abondant en début d’hiver dans les Alpes du Sud a conduit à des déficits majeurs de quantités de neige dès le mois de janvier. Ces déficits de précipitation et d’enneigement, associés aux vagues de chaleur de l’été, ont eu des conséquences sur les débits des rivières en été.

 

Quelles ont été ces répercussions ?

Isabelle Gouttevin Sur 6 stations hydrométriques des Alpes et des Pyrénées, entre mai et août 2022, les débits ont été inférieurs à 75 % des débits observés sur cette période depuis 1970. Ce déficit d’eau était globalement très marqué dans les Alpes, très sévère même dans les Alpes du Sud. C’est donc dans les régions où le déficit d’enneigement a été le plus fort que les déficits de débit estivaux sont aussi les plus marqués.

 

Les hivers à faible enneigement comme celui de 2021-2022 préfigurent-ils le futur des débits des cours d’eau ?

Isabelle Gouttevin La réduction de l’enneigement ne sera pas sans impact sur les régimes hydrologiques. En raison d’un changement dans les précipitations lié à l’augmentation de la température, le manteau neigeux se formera en moyenne plus tardivement et sera moins épais à basse et moyenne altitude ; il fondra aussi plus précocement, même en haute montagne. Par conséquent, la proportion de rivières avec un régime nival en France va fortement diminuer dans les prochaines décennies. De même, le retrait glaciaire entraînera une baisse des débits estivaux à l’aval des glaciers. A contrario, l’hiver 2023-2024 illustre d’autres situations extrêmes amenées à devenir plus fréquentes : des crues liées à des événements de pluie sur neige, favorisées par la douceur hivernale en altitude.

 

Vos recherches illustrent donc l’impérieuse nécessité, pour les territoires, de s’adapter à ces évolutions et situations contrastées…

Isabelle Gouttevin En effet, car si on suit les trajectoires climatiques à horizon 2050, on sait que la baisse de l’enneigement moyen à basse et moyenne altitude sera de l’ordre de 25 % par rapport au passé récent. La clé est donc dans une prise de conscience de cette réalité future et une volonté de s’adapter à ce phénomène pour en limiter les effets. Les simulations que nous réalisons sont importantes pour aider les collectivités à préparer leur stratégie d’adaptation, que cela soit en matière touristique, de gestion des inondations ou pour favoriser le recours à d’autres espèces végétales ou pratiques agricoles.

 

Ces plans d’adaptation au changement climatique proposent, pour tous les territoires des bassins Rhône-Méditerranée et de Corse, une série de mesures concrètes pour agir plus vite et plus fort. Ils mobilisent l’ensemble des acteurs de l’eau, collectivités, agriculteurs, industriels, mais aussi les particuliers.

Mots-clés : Isabelle Gouttevin

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